CHAPITRE XX

RENI

Bien que l’être humain soit l’une des formes de vie les moins adaptées sur une planète telle qu’Once, son extraordinaire capacité à prospérer fait peser de nouvelles menaces sur notre projet.

Le rapport production déperdition d’énergie plaide en faveur d’une restriction des libertés dans la zone couverte. Cette mesure, nécessaire à l’avènement de l’autre monde, est aisément justifiable devant les hommes : les filtres atmosphériques peinent de plus en plus à renouveler l’oxygène, les fosses de retraitement des déchets organiques s’engorgent, les structures métalliques s’oxydent et menacent de s’effriter dans un avenir proche. Si nous n’intervenons pas dans les plus brefs délais, nous risquons une brusque accélération de l’entropie, nous ne pourrons plus endiguer la dégradation, nous courrons vers un débordement incontrôlable de la civilisation onote. C’est notre devoir, à nous les veilleurs, de prendre le relais des instances dirigeantes de la zone couverte lorsque celles-ci s’avèrent incapables d’écouter nos conseils et d’assurer le maintien de l’ordre. C’est notre fierté que de favoriser l’émergence d’un écosystème basé sur une réalité objective, matérielle, et non plus sur un rêve, sur une illusion. Il nous faut d’urgence extirper l’émotion de l’évolution, tendre vers une civilisation de la neutralité, de l’efficacité.

Souvenons-nous que certains hommes réclamaient l’ouverture du toit en prétendant qu’ils pouvaient vivre en dehors de la zone couverte. Certes, cela se passait des siècles plus tôt, certes, nous avons éliminé ces germes de révolte et d’expansion, certes, aucune autre voix ne s’est élevée depuis, mais la nature irrationnelle des hommes ne nous met pas à l’abri de nouvelles chimères, de nouveaux troubles.

C’est la raison pour laquelle nous préconisons dès aujourd’hui le déclenchement de la phase suivante.

Archives du premier corps des veilleurs,
zone couverte de Domile,
Onœ.

VOUS avez besoin d’un guide. »

L’homme émergea de la pénombre et s’avança vers Seke. Sans âge, des yeux clairs, des cheveux blond cendré, un visage avenant encadré d’une barbe courte. Sa combinaison brune révélait un torse et des membres massifs. Il paraissait supporter sans mal la gravité pourtant écrasante qui donnait à Seke l’impression d’évoluer dans un air solide.

Lorsqu’il avait repris connaissance, quelques heures – quelques jours ? – plus tôt, Seke n’avait pas vu Marmat à ses côtés. Son confrère s’était-il réveillé plus tôt que lui ? La Chaldria l’avait-elle expédié sur un autre monde ? Allongé sur une surface souple dans l’obscurité la plus totale, aux prises avec le vertige et la nausée typiques de la renaissance, il avait ressassé ces questions jusqu’à ce qu’il réussisse à esquisser quelques pas hésitants. L’effort lui avait coûté davantage d’énergie qu’une course de deux jours dans le désert du Mitwan. Exténué, il s’était rallongé en attendant que ses forces lui reviennent. Il ignorait combien de temps il était resté dans cette salle souterraine, alternant les tentatives de déplacement et les phases de récupération, luttant contre la sensation effrayante d’être à jamais prisonnier d’une gangue de matière dense. Il était parvenu à se relever et, essoufflé par chacun de ses gestes, il avait cherché la sortie à tâtons, une porte de fer qui donnait sur un escalier tournant lui-même plongé dans une obscurité profonde.

Gravir les marches lui avait pris un temps fou. Après une pause sur le palier, il avait traversé une enfilade de pièces criblées de rayons étincelants d’une extrême finesse, puis il avait emprunté un long couloir qui débouchait sur l’extérieur.

Bien qu’il y eût des arbres, des rues et des habitations, « extérieur » n’était pas le mot approprié. Des points scintillants figuraient les étoiles, mais leur agencement géométrique et leur défaut de nuances révélaient une facture artificielle, tout comme la régularité métronomique des courants d’air et les relents entêtants qui évoquaient l’odeur de renfermé. La cité endormie s’étalait sous un plafond suffisamment haut et vaste pour faire office de firmament.

Marmat Tchalé lui avait seulement précisé qu’Onœ était un monde hostile sur les quatre cinquièmes de sa superficie et qu’il fallait s’attendre à une renaissance difficile. Ils avaient retrouvé le nœud chaldrien d’Ez Kkez sans aucune difficulté dans les souterrains de Bordles. Ils n’avaient pas rencontré de mutants dans les parages, comme si la porte du réseau se situait sur un autre plan temporel.

« Disons qu’il ne leur vient pas à l’idée de s’aventurer par là », avait lancé Marmat avec un sourire.

Seke voulut aller au-devant de l’homme, mais ses muscles tétanisés refusèrent de lui obéir. Il avait espéré que la gravité – se ferait moins oppressante hors des premières salles – une idée stupide, la gravité s’exerçait de la même manière sur la planète tout entière. Une sueur épaisse collait à sa peau ses vêtements sales et déchirés.

« Vous venez d’où ? demanda l’homme.

— Je... je m’appelle Seke, je suis un griot céleste... »

Le simple fait de remuer les lèvres avait exigé de Seke un effort épuisant. Il se demanda combien de temps il lui faudrait pour s’adapter. Aucune surprise ne troubla les yeux clairs de l’homme, qui continua de l’examiner avec une attention détachée, chirurgicale.

« Un griot. »

Pas de trace d’allégresse dans sa voix. Il avait prononcé ces mots avec la même neutralité qu’il aurait désigné un caillou ou un brin d’herbe. Les « étoiles » s’éteignaient par endroits et une « aube » teintait le faux ciel d’une lumière encore pâle. Les ouvertures des habitations, des constructions de forme cubique à deux ou trois étages, restaient pour l’instant closes et sombres. Les courants d’air arrachaient des gémissements aux ramures des arbres trapus et noueux qui bordaient les allées.

«Vous... vous n’auriez pas vu mon confrère ? demanda Seke.

— L’homme à la peau noire ? Je peux vous conduire à lui si vous voulez.

— Ça fait longtemps qu’il...

— Trois jours. »

Seke hocha la tête. Sa faiblesse s’expliquait peut-être par la longueur inhabituelle de sa renaissance. Trois jours que son corps n’avait pas reçu d’eau ni de nourriture – sans compter les heures perdues dans le labyrinthe souterrain de Bordles. Il supporterait probablement mieux la pesanteur après un bon repas. Et après un bon bain. Il mourait d’envie de se laver, de se raser, d’enfiler des vêtements propres.

Il devait d’abord retrouver Marmat. Sa disparition prolongée l’inquiétait malgré les paroles rassurantes de son interlocuteur. Même s’il lui arrivait parfois de s’éclipser pendant des semaines, Marmat n’aurait pas laissé croupir son cadet trois jours dans la salle de renaissance, un comportement qui ne lui ressemblait pas. Mais rien ne paraissait normal sur ce monde, comme si la gravité modifiait les repères, les attitudes.

Seke reporta son attention sur le chœur des formes. Il ne capta qu’une rumeur lointaine, à peine perceptible, une vibration étouffée, une énergie agonisante, quelque chose comme le râle d’un mourant.

D’un monde mourant.

« Il est de l’autre côté de la ville, insista l’homme. Je peux vous y emmener si vous le souhaitez. »

Seke n’entendait pas le chant intime de son vis-à-vis, pas davantage qu’il ne pouvait lire ses intentions dans ses yeux clairs, mais avait-il un autre choix que de lui accorder sa confiance ?

« Comment vous appelez-vous ?

— Reni.

— Vous nous attendiez ? »

L’homme eut un mouvement des lèvres qu’avec un peu de bonne volonté on pouvait interpréter comme un sourire.

« La date de votre passage n’était pas précisée, mais les probabilités restaient fortes, assez en tout cas pour que nous prenions nos dispositions.

— Quelles dispositions ?

— Celles que nous réservons aux visiteurs. Si vous voulez bien me suivre... »

Suivre Reni ne s’avéra pas une entreprise aisée. Bien que tentaculaire, Domile, la capitale de la zone couverte d’Onœ, ne disposait pas de moyen de transport, ni particulier ni collectif.

« Tout engin de transport dégage des émanations toxiques, expliqua Reni. Nous vivons dans un milieu fermé, nous sommes donc extrêmement attentifs à la qualité de notre air.

— Certaines machines fonctionnent pourtant avec les éléments naturels, l’air, la lumière, les muscles...

— Tout travail produit de la chaleur, donc de l’entropie, et risque de perturber gravement l’équilibre de notre atmosphère. La marche est le seul mode de transport autorisé en zone couverte. »

Seke avait essayé de se caler sur l’allure régulière de son guide avant de renoncer. Il risquait l’évanouissement ou pire s’il ne laissait pas à son cœur le temps de s’apaiser. Il s’arrêtait donc tous les dix pas environ et s’appuyait contre une façade ou le tronc d’un arbre pour reprendre son souffle. Ses inspirations pourtant profondes ne suffisaient pas à le régénérer, et il repartait en chancelant, repoussant à chaque pas la tentation de s’asseoir ou de s’allonger. La gravité d’Onœ était une invitation permanente au renoncement.

Des troncs des arbres, d’une épaisseur démesurée par rapport à leur hauteur, partaient des branches énormes qui ployaient et finissaient par s’écraser au sol. La raideur insolite des feuilles grises montrait qu’il fallait être robuste et compact pour survivre sur cette planète.

La lumière du faux ciel gagnait progressivement en intensité et révélait une voûte d’un gris blanc uniforme. Seke se demanda où les arbres et les autres plantes puisaient leur énergie puisqu’ils n’étaient pas arrosés par les rayons d’une étoile

— Marmat lui avait expliqué que la photosynthèse était l’une des façons les plus répandues dans l’univers de produire de l’énergie, donc de la vie. La lumière artificielle avait-elle les mêmes propriétés que les étoiles ?

Les souffles d’air chaud léchaient le visage de Seke inondé de sueur. Reni, lui, se mouvait avec une aisance étonnante dans les allées pavées de dalles grises.

La ville ne s’éveillait pas, aucune porte, aucune fenêtre ne s’ouvrait, on ne croisait aucune silhouette dans les allées, on n’entendait aucun cri d’enfant, aucune rumeur, aucun autre bruit que les pas pesants des deux hommes.

« Il n’y a personne dans cette ville ? »

Adossé à un mur, Seke avait posé cette question d’une voix tellement basse et tremblante que la réponse de Reni le prit au dépourvu.

« Nous sommes régis par des lois très strictes. L’agitation n’est permise qu’à certaines heures. Règles de sécurité.

— Elles ne vous concernent pas, ces règles ? »

Reni marqua un petit moment de silence.

«Je suis chargé de les faire respecter. J’appartiens au corps des veilleurs.

— Quelle surface occupe la zone couverte ? »

Nouveau temps de silence.

Alignées de chaque côté de l’allée, les constructions, plus petites mais toujours cubiques, témoignaient d’une volonté farouche d’exploitation rationnelle de l’espace. Les fenêtres n’étaient pas équipées de verre ni d’un autre système d’isolation, c’étaient de simples ouvertures rectangulaires et vides qui bâillaient sur une indéchiffrable pénombre. Seke s’étonna de n’entrevoir aucun mouvement, aucune silhouette à l’intérieur des habitations. Reni et lui semblaient errer dans une ville fantôme.

« Environ un vingtième de la surface totale d’Once.

— Vous n’avez pas cherché à l’agrandir ? Ou à vivre en dehors de la zone couverte ? »

Reni observa un nouveau temps de silence avant de répondre.

« L’agrandissement nécessiterait un investissement phénoménal en énergie et en temps. La vie en dehors de la zone couverte est impossible : gravité très faible, mélange gazeux impropre au développement de la vie, hydrométéores pratiquement inexistants. »

Seke désigna le sol d’un mouvement de menton.

« Vous appelez ça une gravité... faible ? »

Silence.

« La force gravitationnelle n’existe qu’à l’intérieur de la zone couverte. On a augmenté la masse des particules tout en conservant leur force électromagnétique. Ou elles enfleraient jusqu’à remplir l’univers. Les premiers habitants humains d’Onœ ont emprunté ce système au vaisseau qui les a transportés sur leur nouveau monde.

— Il n’y a pas d’autre forme de vie sur la planète ? »

Silence.

« Les capteurs extérieurs ont détecté des mouvements sur les continents sud et est. Probablement des formes de vie primitive. Nous avons expédié des sondes de reconnaissance. Elles ne sont jamais revenues.

— Qu’est-ce qui sépare les continents ?

— Au sud, la Gueule du Dragon, une faille d’une largeur de sept cents kilomètres et d’une profondeur de cinq cents. Elle s’ouvre directement sur le manteau inférieur d’Onœ. Elle dégage un rideau de fumée permanent visible des observatoires du toit. Elle crache régulièrement des panaches de lave, les petites ou grandes colères du Dragon. À l’est, l’océan des Tourbillons, une ancienne mer où se forment des cyclones. Il contient probablement d’immenses réserves d’eau, mais les turbulences le rendent inaccessible.

— Votre eau, justement, vous la puisez où ? »

Silence.

La façade claire à laquelle Seke était adossé n’était pas faite de pierre ou de terre, mais d’une matière lisse rappelant le métal ou un bois très dur. Il concentra son regard sur l’une des fenêtres basses qui encadraient la porte renfoncée et surmontée d’un linteau triangulaire. Un rideau de ténèbres restait tiré en permanence sur l’ouverture et occultait l’intérieur de l’habitation.

« Dans des nappes phréatiques. Par des puits de forage. Mais les réserves sont pratiquement épuisées, et nous devons trouver une autre solution. »

Seke prit son courage à deux mains pour se remettre en marche.

« J’avancerais plus vite si j’avais le ventre plein...

— La nourriture est rationnée. A cause du retraitement des déchets organiques. Mais on vous servira un repas là où nous allons. »

La traversée de la ville s’apparenta à un calvaire pour Seke, d’autant que Reni l’entraîna dans un quartier accidenté où les ruelles se transformaient en escaliers aux marches étroites et raides. Une lumière vive éclaboussait le faux ciel et lui donnait une couleur légèrement orangée, censée reproduire la clarté d’une étoile. Bien que le « jour » fût levé depuis un bon moment, Domile restait toujours aussi silencieuse et figée. Seke n’avait plus la force de s’en étonner, concentré sur sa marche, taraudé par le besoin urgent de retrouver Marmat, de se raccrocher au regard et à la voix de son aîné.

La végétation se modifiait à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la cité. Les branches des arbres trapus se garnissaient maintenant d’épines luisantes d’où exsudaient des gouttes épaisses et blanchâtres. Elles s’écoulaient sur l’écorce avec une telle lenteur qu’elles se solidifiaient avant d’atteindre le sol. D’énormes fleurs écarlates s’épanouissaient au-dessus de buissons noirs et s’agitaient au passage des deux hommes en émettant des murmures et des claquements menaçants.

« Les vores, précisa Reni. Ces fleurs sont originaires du vaisseau de colonisation. Elles n’étaient pas carnivores lorsqu’elles sont arrivées sur Onœ. Puis elles ont muté, sans doute parce qu’elles n’ont pas trouvé d’autre source d’énergie. Si on ne les nourrit pas régulièrement, elles peuvent happer les passants et les dévorer. Quand elles vous tiennent entre leurs pétales, vous n’avez aucune chance d’en réchapper.

— Avec quoi les nourrissez-vous ? »

Reni marqua encore une fois ce long temps de pause qui lui semblait nécessaire pour préparer ses réponses. Ils gravirent les dernières marches d’un escalier qui donnait sur une place dégagée, ornée en son centre d’un massif de vores et d’une plaque métallique à demi déchiquetée plantée dans un socle.

« Une pièce du fuselage du vaisseau de colonisation, précisa Reni, surprenant le regard interrogateur de Seke.

— Il est arrivé dans un drôle d’état !

— Si l’Once, le vaisseau, n’avait pas connu de sérieuses avaries, les hommes ne seraient pas restés sur ce monde. Il s’est posé sur cette planète en urgence, il n’en est jamais reparti. Ses passagers ont fondé la zone couverte en partant du vaisseau, en l’agrandissant peu à peu selon les besoins, en mettant bout à bout des pans de toit, en adaptant le système de gravité artificielle et en forant le sol pour atteindre les nappes phréatiques.

— Vous en parlez comme si vous y étiez.

— Veilleur, je suis tenu de garder l’histoire de notre peuple en mémoire. Nous allons bientôt arriver au quartier du Naufrage. Vous pourrez voir les vestiges de la structure d’origine. »

De la petite place où ils se trouvaient, ils avaient une vue d’ensemble de Domile, dont les artères principales convergeaient vers une colline sombre à l’interminable sommet en forme de vase. Seke restait incapable d’évaluer la hauteur du faux ciel, mais le gigantisme de l’ouvrage et le temps nécessaire à son achèvement lui donnaient le vertige, comme face aux innombrables ponts et passerelles de la faille d’Hernaculum. Combien de générations s’étaient échinées à agrandir la zone couverte, à métamorphoser cette planète ingrate en un monde habitable ? Où qu’ils fussent, les hommes éprouvaient ce besoin fondamental de transformer leur environnement, de l’adapter à leurs besoins. C’était cette même nécessité qui les avait poussés hors des remparts de la Cité des Nues de Jezomine, qui les avait entraînés dans le désert du Mitwan, qui avait précipité la disparition des enfants du Tout.

« Des animaux, dit Reni.

— Pardon ?

— Vous m’avez demandé tout à l’heure avec quoi on nourrissait les vores. Nous élevons des animaux, les cherfleurs, que nous lâchons régulièrement dans les rues. Avec un peu de chance, vous aurez l’occasion d’assister au spectacle. »

La colline qu’ils avaient aperçue de la petite place était en réalité la carcasse du vaisseau des origines. La lumière avait viré au pourpre lorsqu’ils l’atteignirent, sans doute une interprétation de la lumière crépusculaire d’une étoile couchante.

« Votre... jour touche à sa fin et je ne vois toujours personne dans les rues, fit observer Seke.

— Période fériée. La consigne est de rester chez soi jusqu’à la fin du repos collectif. »

Une gigantesque colonne s’élevait au-dessus de l’ancienne proue, s’élargissait peu à peu jusqu’à se fondre dans le toit et donnait à l’ensemble cette forme générale de vase.

« L’Ombilique, dit Reni. Le premier support de la zone couverte.

— Il y en a d’autres ?

 

— Il en a fallu sept cent douze pour soutenir l’ensemble du toit. Les sept cent douze piliers de la civilisation onote. »

Du vaisseau ne subsistaient que les éléments principaux de sa structure. Ils servaient à la fois de base à l’Ombilique et de treillage à l’armée de ronces et de vores qui le prenait d’assaut. Des escaliers, des échelles et des passerelles étaient les seuls vestiges du fuselage. Seke estima la proue perchée à plus de cinq cents pas, ce qui, si on ajoutait le double ou le triple pour la colonne, situait le ciel à une hauteur approximative de mille cinq cents à deux mille pas.

« D’où... d’où venait-il ? » souffla Seke.

Assis sur un muret pour détendre ses jambes, il douta d’avoir un jour la volonté de repartir. Il n’osait pas délacer ses sandales dont les lanières de cuir lui mordaient la peau.

« La majorité des Onotes sont persuadés qu’il est arrivé en droite ligne du système originel, répondit Reni. D’autres, du premier système colonisé. D’autres encore, d’une terre mythique appelée le Vodan.

— Marmat peut sans doute vous donner la réponse.

— Marmat ?

— Mon confrère, l’homme à la peau noire. »

Les sourcils de Reni se haussèrent légèrement, signe chez lui de perplexité. Debout près d’un buisson aux fleurs mauves, il ne transpirait pas, ni ne montrait le moindre signe d’essoufflement ou de fatigue. Il gardait les bras collés le long du corps et les yeux levés sur l’épave teinte de lumière écarlate, dans une attitude de soumission, d’adoration.

« Impossible. Le naufrage du vaisseau remonte à plus de cinq mille ans onotes.

— Les griots n’ont pas la même échelle de temps que vous. »

Seke n’avait plus assez de salive pour humecter sa gorge sèche. Il songea avec amertume que, dans le Mitwan, il avait été capable de résister plusieurs jours sans boire une seule goutte d’eau. Il avait oublié les leçons des enfants du Tout, cette quête permanente de l’union avec les éléments.

« L’espace et le temps, voilà ce qui sépare les hommes », reprit Reni. Des nuances de tristesse étaient perceptibles dans sa voix habituellement neutre. « En se divisant, l’humanité s’est affaiblie.

— Elle était divisée bien avant les Guerres de la Dispersion, objecta Seke.

— Elle restait consciente d’elle-même. L’espace et le temps ont généré l’indifférence, l’oubli.

— C’est justement pour relier les peuples humains que la confrérie des griots a été créée. »

Reni se retourna et posa sur son interlocuteur un regard empreint de mélancolie.

« Trop tard, je le crains.

— Il n’est jamais trop... »

Le ululement assourdissant d’une sirène interrompit Seke. Reni attendit qu’elle se fût tue pour ajouter :

« Vous avez de la chance : un lâcher de cherfleurs. »

Des grincements et des claquements retentirent, puis un tumulte enfla qui évoquait le crépitement cadencé de milliers de pieds sur le sol. Piqué par la curiosité, Seke oublia sa fatigue et se releva. Les vores du fouillis végétal habillant les structures de l’épave s’étaient animées. Leurs corolles, qui s’ouvraient et se refermaient en cadence, dévoilaient par intermittence un orifice d’où émergeaient des pistils d’un rouge encore plus vif et brillant que celui des pétales. Leur murmure sous-tendait le tumulte ambiant comme un bourdon grave et elles se trémoussaient avec frénésie sur leurs tiges.

« Ils arrivent, dit Reni. Ne bougez surtout pas. »

Seke entrevit des mouvements dans les ruelles voisines baignées de lumière rouge. Un cri de surprise s’échappa de sa gorge lorsque les premiers cherfleurs jaillirent sur l’esplanade.